L'art des jardins à Boulogne

Installé à Boulogne-sur-Seine à partir de 1892, Albert Kahn acquiert pendant 30 ans des parcelles près de sa villa. Il constitue ainsi une propriété de 4,2 hectares, où se côtoient plusieurs types de jardins selon le principe du parc à scènes théorisé par le paysagiste Édouard André.

L’aménagement du site est amorcé par Achille Duchêne, paysagiste de la haute société qui avait élaboré un genre nouveau, le jardin mixte (alliance de la régularité classique et du jardin à l’anglaise). Aux côtés de son chef jardinier, Kahn s’implique fortement dans la conception et l’entretien de son parc. Deux scènes ont une résonance personnelle : la forêt vosgienne, hommage à la nature parcourue dans sa jeunesse ; le jardin japonais, souvenir d’un pays de cœur.

 

Le jardin s’inscrit dans une mode des aménagements paysagers qui se retrouve dans plusieurs des propriétés voisines. Edmond de Rothschild crée ainsi un jardin japonais dans le parc de son château de Boulogne. Le président de la Société régionale d’horticulture – à laquelle appartient Kahn – réalise, lui, un verger-roseraie, un marais, un jardin d’hiver et une forêt de conifères. Tout près du banquier, entre la route de la Reine et la rue de Sèvres, s’étend le jardin Hersent, avec des parcelles anglaise et japonaise ainsi qu’un sous-bois de digitales.

Le jardin est agrémenté d’éléments immobiliers – la serre du jardin français et son jardin d’hiver, les pavillons japonais, les ponts… - et mobiliers – les lanternes japonaises en pierre et en métal, les sculptures contemporaines – qui font aujourd’hui partie intégrante des collections du musée départemental Albert-Kahn.

 

Le jardin est un lieu de sociabilité, de partage mais aussi d’influence dans lequel Albert Kahn invitait des personnalités composant ses réseaux pour les sensibiliser à ses idées humanistes. Albert Kahn y recevait ses invités, organisait des séances de projection des images réalisées dans le cadre de son projet documentaire Les Archives de la Planète par ses opérateurs et plus occasionnellement des concerts dans la serre.

La forêt vosgienne

Sur de nouveaux terrains achetés entre 1897 et 1918, Albert Kahn aménage une forêt vosgienne. Ce nom évoque les grands paysages du massif montagneux qui ont bercé son enfance.

Bien qu’originaire des Vosges du Nord, Albert Kahn représente un espace des Vosges du Sud, dites cristallines, où des blocs de granite polis par le temps peuvent former des éboulis rocheux. Afin de suggérer le relief élevé des ballons vosgiens, des remblais surélèvent cette partie du jardin. De nombreux conifères mais aussi des feuillus sont alors plantés. À l’époque, roches et arbres déjà de belle taille, transportés des Vosges par wagons, nécessitent le démontage des fils électriques du quartier pour leur installation !

 

 

 

 

Le jardin français et le verger-roseraie

En 1895, les paysagistes Duchêne père et fils dessinent, selon la mode de l’époque, un jardin « à la française ». Contrairement à la tradition, celui-ci se situe au pied d’une majestueuse serre et non dans l’axe de la demeure du propriétaire. Cet espace reprend le vocabulaire géométrique des jardins classiques du XVIIe siècle. Il est ceinturé par deux rangées d’arbres taillés en rideau et par une ligne de fruitiers ouverte sur le verger-roseraie. Au centre, le tapis vert est toujours encadré de quatre parterres fleuris monochromes ; à l’époque d’Albert Kahn, il était parfois orné de broderies. Le jardin d’hiver, qui abrite une végétation exotique, comportait aussi, avant 1914, deux serres latérales, en dos d’âne. Un verger-roseraie prolonge cet espace. Divisé par des cloisons d’arbres palissés, il abrite nombre de fruitiers, sculptés et ordonnés symétriquement. Des arceaux couverts de rosiers forment une tonnelle fleurie.

Le jardin anglais

Le jardin à l’anglaise, aménagé sur une parcelle acquise en 1895, semble aussi être l’œuvre des Duchêne, mais l’hypothèse n’est pas confirmée à ce jour. Une abondante végétation façonne ici l’espace sur un terrain légèrement modelé. Le cottage est orné d’une fontaine sculptée évoquant la fable de La Fontaine : Le Renard et les Raisins. Un enrochement artificiel évoquant une falaise surplombe la rivière sinueuse qui s’évase en bassin ; afin d’en accentuer le côté rustique, ses balustrades en ciment simulent des branches d’arbres. Le puits indique l’emplacement d’une laiterie aujourd’hui disparue. Une volière abritant colombes et pigeons complétait ce décor pittoresque.

La forêt bleue et le marais

La forêt bleue doit son nom à la couleur des principales essences utilisées : cèdres de l’Atlas et épicéas du Colorado forment une délicate enveloppe bleutée qui abrite, au sein d’une clairière, le marais. Ces espaces évoquent la spontanéité de paysages naturels : ceux de l’Atlas en Afrique du Nord ou encore ceux des milieux humides avec leurs espèces aquatiques. Au pied des grands arbres se développe toute une gamme de végétaux qui transforme les lieux au fil des saisons. C’est aussi dans cet univers végétal en mouvement que le Dr Comandon poursuivait en laboratoire ses recherches microcinématographiques sur la croissance des fleurs ou la faune des étangs…

 

La forêt dorée et la prairie

Albert Kahn imagine, avec l’aide de ses jardiniers, une prairie que dissimule une étroite forêt dorée. Légèrement surélevé par rapport à la forêt bleue, se découvre d’abord un nouveau voile coloré : au printemps, les jeunes pousses d’épicéas prennent une teinte jaune paille lumineuse ; elles sont relayées, à l’automne, par les étincelantes feuilles d’or des bouleaux. Ces deux évènements saisonniers donnent ici son nom à la forêt dorée. Derrière ce rideau, se déroule un autre spectacle surprenant : une prairie avec son foisonnement de fleurs sauvages. Annuelles et vivaces s’y développent librement formant une infinité de tableaux multicolores qui se succèdent au fil du temps. Entre une forêt bleue « jardinée » et une forêt « vosgienne », cette clairière constitue donc une délicate transition.

Le jardin japonais

Le jardin japonais, composé d’un village (1897) et d’un sanctuaire (1908-1909) naît après les voyages d’Albert Kahn au Japon. Partie la plus importante du jardin par sa surface, il recrée en miniature des paysages du Japon où se mêlent architecture domestique, végétaux asiatiques et évocation de sites sacrés. Première partie du jardin, créé en 1897, le village japonais est l’œuvre de charpentiers japonais venus spécialement du Japon et hébergés à Boulogne. L'accès se fait depuis le jardin anglais par un portique en bois à deux vantaux. À l'autre extrémité du village un portique plus rustique ouvrait sur le sanctuaire. Une pagode de cinq étages en bois, s'inspirant des pagodes bouddhiques du Japon, ouvrait le jardin mais a disparu dans un incendie en 1953. Jouxtant cette tour, deux maisons japonaises en bois et papier de riz, permettaient d'exposer des fleurs dans des poteries japonaises ou de tenir des petites réceptions du type cérémonie du thé.

Le jardin japonais contemporain 

Le sanctuaire, construit entre 1908 et 1909 n'existe plus. Il évoquait les sites sacrés du Japon et s’ouvrait par deux Torii (portique de sanctuaire shintô). Le pont laqué rouge, reproduisant à échelle réduite le fameux pont de Nikko - où Kahn s'était rendu en 1908 – dialoguait ainsi avec un rarissime Sorinto (pagode flèche) inspiré du temple Rinno-ji à Nikko, et une reproduction miniature de la façade du célèbre temple Kiyomizu dera de Kyoto.

 

Très dégradée, cette partie du jardin a laissé la place à un jardin japonais contemporain, hommage à la vie et à l’œuvre d’Albert Kahn, réalisé dans les années quatre-vingt-dix par le paysagiste Fumiaki Takano (1943-2021).